Blasphèmes, Péchés, Crimes et Délits par Mano Siri

Voici les définitions qui étaient à la base de notre atelier de dimanche dernier. Définir les mots permet de recadrer sans violence, de recadrer en fonction d’éléments objectifs. Vous trouverez ici le texte préparé par notre intervenante comme base de la discussion. Pour un petit résumé de nos discussions, voir https://poursurmelin.wordpress.com/2015/01/25/interconvictionnel-surmelin/.

Blasphèmes, Péchés, Crimes et Délits par Mano Siri

Quatre notions qui ont en commun de renvoyer à l’idée de « faute » mais que tout sépare ou rapproche selon le système de valeur auquel on se réfère.
Ainsi en est-il par exemple du blasphème.

Qu’est-ce qu’un blasphème ?
Voilà ce que l’on trouve dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert :
BLASPHEME, s. m. se dit en général de tout discours ou écrit injurieux à la Majesté divine : mais dans l’usage ordinaire, on entend plus spécialement par blasphèmes, les jurements ou impiétés contre le saint nom de Dieu, proférés de vive-voix.
Les Théologiens disent que le blasphème consiste à attribuer à Dieu quelque qualité qui ne lui convient pas, ou à lui ôter quelqu’attribut qui lui convient. Selon saint Augustin toute parole mauvaise, c’est-à-dire, injurieuse à Dieu, est un blasphème : Jam verò blasphemia non accipitur nisi mala verba de Deo dicere. De morib. Manich. lib. II. cap. xj. Ainsi ce serait un blasphème, que de dire que Dieu est injuste & cruel parce qu’il punit le péché originel dans les enfants qui meurent sans baptême. Le blasphème est une suite ordinaire de l’hérésie : puisque celui qui croit mal, parle indignement de Dieu & des mystères qu’il méprise. C’est ce qui s’appelle proprement blasphème.

On a donc là une piste qui met clairement le blasphème du côté du péché, et pas n’importe lequel, le péché qui touche à la question même de Dieu : le blasphème n’est donc pas un simple péché mais un péché contre Dieu ; de plus, et c’est peut-être là l’ambiguïté attachée à cette notion il est aussi une atteinte au dogme, à l’orthodoxie qui énonce ce qu’il faut croire et savoir concernant Dieu et, pour parler comme les chrétiens (puisque l’article ici cité de l’Encyclopédie avait été rédigé par un abbé) contre les mystères de la foi.
Bref le blasphémateur est :
– un pécheur
– un hérétique
– un incroyant

Il pèche contre l’esprit pourrait-on dire : la possibilité qu’existe un délit de blasphème implique donc par conséquent une remise en cause radicale des articles 10 et 11 de la DDHC qui stipulent que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que celles-ci ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi », et « la Libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas réprimés par la Loi ». La DDH (1948) précise dans son article 18 que « Toute personne a droit à la liberté de conscience et de religion : ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ».

On comprend donc qu’instituer ou laisser entendre qu’il y aurait un « délit de blasphème » laisserait supposer que la loi qui régit la société, la loi politique donc, serait une loi venant de Dieu ou instituée par Dieu et non pas une loi conçue, écrite et promulguée par des hommes en fonction de normes de vie communes – n’intéressant pas le divin – qu’ils se seraient donnés pour pouvoir vivre en paix et en sécurité.
La question de savoir si le blasphème relève du crime, du délit, du non-lieu ou du droit est donc un indicateur du rapport institutionnalisé ou non qu’une société politique établit ou au contraire récuse avec le théologique.
Le propre des sociétés laïques et des Etats de droit est justement de neutraliser le théologique et de le sortir du politique : le blasphème ne saurait y être un délit, encore moins un crime ; il est donc a minima permis (puisqu’il n’est pas interdit) : il peut également constituer un droit au sens où il peut y avoir un droit au blasphème, c’est à dire un droit à l’impiété et à l’hérésie.

Pourquoi beaucoup de musulmans, j’entends par là surtout ceux qui pratiquent ou ont le désir de pratiquer un islam paisible, se sentent-ils néanmoins « agressés », « injuriés », « humiliés » par ce qu’on appelle communément les caricatures de Charlie Hebdo, qu’ils jugent blasphématoires ?
Car ce qui est intéressant ici c’est qu’ils se sentent atteints personnellement par ces caricatures qui mettent en scène le Prophète et le Coran en s’en moquant, mais ne les désigne pas et ne les attaque pas en tant que personnes.
Pourquoi, en d’autres termes, se sentent-ils aussi agressés que nous pourrions l’être quand nous avons affaire à une caricature antisémite c’est à dire à une représentation reprenant systématiquement et intentionnellement (ou non) des traits physiques ou moraux attribués par les antisémites aux Juifs ?
Parce que c’est un fait que les caricatures de Charlie Hebdo les choque et les blesse, pour la plupart.
Comment penser, recevoir et répondre à ce « fait têtu » de la réalité ?

Mano Siri

Notre rencontre de travail vers l’interconvictionnel de ce dimanche avec Mano Siri, un compte rendu subjectif

Nous avons été bouleversés par les événements de janvier. L’interconvictionnel et la pédagogie étaient déjà centraux dans notre pensée et dans nos projets, à moi en tant que rabbin, à la communauté dans son histoire, et à un grand nombre de ses membres à titre personnel. Nous sommes aujourd’hui engagés dans une volonté d’ouverture et de développement, de mise en commun de nos forces et de nos savoirs dans ces domaines.

Ce texte est une collection de pensées liées à notre discussion de ce dimanche. Pour accéder au texte préparé par Mano Siri, cliquez ici.

Ce dimanche 25 janvier, nous avons eu notre première session avec Mano Siri à Ganénou. Mano est la mère de trois filles dont la dernière a célébré sa Bat Mitsva cet automne, elle est la Présidente de la Commission Culture de la LICRA et elle est professeure de philosophie dans des classes très concernées par les problématiques actuelles.

Je voulais partager quelques éléments de ce que j’ai retenu et pensé au cours ce cette session, de façon assez subjective, dans le but peut-être de faire le lien avec la session suivante, de permettre à chacun de s’exprimer ou de partager. N’hésitez pas à laisser des commentaires.

Nous étions 20/25 dans la bibliothèque ce dimanche, dans une belle mobilisation suite à la réunion du dimanche précédant. Notre groupe comprenait des parents d’enfants du talmud torah, et aussi des membres de la communauté, d’âges divers, des jeunes.

Mano Siri avait amené quelques exemplaires de son livre, « 100 mots pour se comprendre contre le racisme et l’anti-sémitisme », livre qu’elle a codirigé avec Antoine Spire car le parti-pris de ce livre est d’avoir des auteurs différents.

L’idée est que le dialogue nécessite le fait de pouvoir entendre où se situent nos interlocuteurs. On entend mieux quand on est sûr de sa capacité à répondre dans la sérénité, et la définition des mots est la base de cette confiance et du recadrage du dialogue.

Le mot dont nous sommes partis est le mot ‘blasphème’. Nous en avons repris la définition selon l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, nous avons parlé de l’histoire chrétienne du blasphème. Nous avons ainsi évoqué les sources historique de la laïcité française. J’ai pensé que ces faits étaient intéressants car ils permettent de montrer que le catholicisme a été comme certains islams aujourd’hui en opposition avec la société laïque et a possédé une notion de blasphème en tant que péché. La conciliation a nécessité une adaptation qui est intéressante, qui permet de rapprocher les religions dans leur évolution vers la prise en compte des opinions autres.

Nous avons évoqué les déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la déclaration universelle de droits de l’homme de 48, et la loi de 1972 qui pose l’interdiction de l’insulte antisémite, loi qui va au delà de la pénalisation de l’insulte ad hominem.

Nous avons évoqué également la spécificité française dans son rapport au religieux. C’est également une chose intéressante à expliciter car il est plus facile d’accepter une spécificité française quand elle est nommée, de dire, dans tel pays c’est comme ça, dans tel autre c’est ainsi, et en France la façon dont le droit gère le fait religieux a telles et telles caractéristiques. Cela permet de légitimer à la fois la pratique juridique et constitutionnelle française et les autres conceptions, qui sont aussi légitimes d’un point de vue moral (quand elles sont démocratiques) mais n’ont pas de valeur juridique ici.

Nous avons en particulier souligné la différence avec la constitution américaine qui a précédé la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qui appuie ses principes de liberté religieuse sur une base protestante, incluant une plus grande liberté d’expression parfois mais aussi une place au religieux dans l’état à travers par exemple le fait qu’on prête serment sur la Bible.

Nous avons rappelé ce fait important qu’en obéissant à la loi française, nous nous obéissons à nous-mêmes.
Pourquoi? « Parce que le fondement de l’Etat de droit dont relève la démocratie (mais aussi en passant une monarchie constitutionnelle comme le Royaume-Uni ou l’Espagne) c’est que tous les hommes sans distinction ne sont soumis qu’à la loi et à rien d’autre (pas à un autre homme en tous les cas) et qu’en tant que membre du souverain ils en détiennent une part inaliénable et qu’ils participent à l’élaboration de cette loi. Donc obéir à la loi de l’Etat comme on dit c’est, dans l’Etat de droit comme obéir à soi-même… » ainsi que notre oratrice le développe.

Nous avons évoqué sans avoir le temps d’en parler ce qui peut être la nature exacte et la cause du malaise de certains musulmans face aux caricatures, nous  nous sommes interrogés sur ce qui nous mettrait mal à l’aise.

Nous avons également dit quelques mots sur la façon dont la tradition juive conçoit la relation avec ‘dieu’ et le fait que notre façon de lire la torah écrite était subordonnée à ce qu’en dit la torah orale.

Le prochain rendez-vous commencera en principe à 11h, car une heure, cela semblait un peu court, et aurait lieu dimanche 8 février. Il faudra voir comment nous y procéderons car il y a déjà pas mal de cours et de conférences prévues ce jour là, les participants seront informés.

Bonnes réflexions à tous, et n’hésitez pas à laisser vos commentaires.