Dans le cadre de la NUIT DES RELIGIONS, voici l’interview que j’ai donnĂ©e au journal « Le soir ». Merci Ă Pascal Martin pour cette interview sensible et bonne lecture…
Q: La société occidentale considère bien souvent le corps dans seule dimension manière profane. La sexualité, le droit de disposer de son propre corps, l’euthanasie… Vous, au contraire, vous considérez qu’il n’y a pas de spiritualité sans que le corps n’en soit partie prenante.
R: La question du corps n’est pas profane. A la base, on reconnaît l’existence de la conscience humaine et de la spiritualité par le fait que l’on enterre les corps des défunts. Le corps, la vie, la souffrance, la mort, constituent les questions existentielles auxquelles nous sommes toutes et tous confronté.es. Les spiritualités naissent de ces questions intimes. Ce colloque remet cette question au centre. Cette dimension fait parfois défaut aujourd’hui. Pourtant, si je me sens mal dans mon corps, tout ce que je vais accomplir par la suite va émaner de ce mal-être : la peur, la peine, le dégoût, la colère. Si je veux contribuer à la paix, je ne peux le faire qu’à partir d’une paix intérieure. La colère peut être un moteur, mais pas un critère de décision. Les spiritualités sont précisément là pour nous aider à travailler sur nos émotions et à améliorer notre capacité d’être ensemble. Qui peut écouter l’immensité de notre peine ? La prière, peut-être, ou l’épanchement du cœur, peut nous accueillir. Après, je me sens mieux et je peux agir en fonction du principe éthique « aime ton prochain et ta prochaine comme toi-même ». Le corps porte les émotions, les émotions nourrissent l’action. Les spiritualités -entre autre- permettent de travailler l’articulation de ces éléments.
Q: De longue date, le corps a été pressenti comme un ennemi par certaines religions et spiritualités. La mortification a été montrée en exemple par le catholicisme. Aujourd’hui, le corps est-il mieux « toléré » ?
R: La conscience de l’importance du corps est mise au second plan dans les courants ascétiques, puis au temps du rationalisme et des Lumières. L’aspect positif est que le rationnel est notre point de rencontre objectif. L’inconvénient est que notre subjectivité aussi doit être prise en compte. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans une religion rationaliste pure. Scientifiquement, nous savons que le cerveau n’est pas seul à décider. D’une façon générale, il y a une plus grande conscience du corps et des émotions, ce qui retentit sur l’ensemble des traditions religieuses. Je veux parler de ce que je connais le mieux: du point de vue du judaïsme, le corps et la pensée ont toujours été associés. Par exemple, le jour de repos du Chabbat incite à mobiliser du concret (se reposer, bien manger), du social (accueillir chez-soi…), du spirituel (chanter ensemble à la synagogue) et des valeurs (refuser d’être maitre ou esclave).
Q: Depuis Mai 68, le monde occidental a souvent vu le corps à travers le prisme de la sexualité. Comment les religions et les spiritualités se positionnent-elles par rapport à cela aujourd’hui ?
R: Les plaisirs du corps y sont importants dès lors qu’ils sont associés et conjugués à la responsabilité éthique. De son côté, l’hellénisme, qui n’a jamais accepté l’existence de la vision juive, privilégiait le corps. La nature était perçue comme un exemple à suivre. Le catholicisme pour sa part a opté pour un contrôle du corps, avec une vision valorisée de l’ascétisme notamment sexuel.
Le consentement suppose qu’on puisse se parler, et donc que le plaisir ne soit pas tabou. Pour le judaïsme, le premier principe est de se montrer honnête dans la relation à l’autre, y compris intime. Il est important de le rappeler. J’ajoute que toutes les traditions religieuses et spirituelles se déclinent de façon pluraliste. Il y a plusieurs judaïsmes, plusieurs islams, etc. Parmi celles-ci, il existe des courants pétris de ces réflexions. C’est ce qui va rendre intéressant le colloque organisé par l’UCLouvain.
Q: L’actualité met régulièrement à l’avant des thèmes très sensibles comme le genre, l’avortement, l’euthanasie, etc. A chaque fois, le corps, sa définition et sa propriété sont au centre des débats. Comment cela vous parvient-il ? Y a-t-il une marge pour un « progrès » par rapport à des prescrits qui ont parfois 2000 ans, sinon plus ?
R: Ces thèmes ne remontent pas tous à deux mille ans et l’approche que leur confèrent les traditions religieuses varie. Le droit à l’avortement vient d’entrer dans la constitution Française. Dans le judaïsme, il est clair que porter un enfant est un acte extraordinaire, mais aussi qu’en cas de problème la vie de la mère passe toujours avant celle du fœtus. Tant qu’il n’a pas sorti la tête, nous ne sommes pas face à la vie humaine sacralisée. En ce qui concerne l’égalité de genre, je prendrai cet exemple : le Talmud Meguila dit que tout le monde monte à la Torah, y compris les femmes. Les femmes sont donc inclues dans cet acte de citoyenneté juive. Mais pour la pensée grecque dominante, cette inclusion n’est pas admissible. Conclusion : il a été dit par la suite qu’une femme ne montera pas à la Torah en raison du respect dû à la communauté. Aujourd’hui, l’honneur d’une communauté passe au contraire par le fait de faire monter les femmes à la Torah. Nos synagogues progressistes accomplissent cela en France, et encore plus aux Etats-Unis et en Israël. Permettez-moi de vous renvoyer également au travail de Josué Ferreira, premier rabbin transgenre à exercer en France.
Q: Quelles pratiques spirituelles exercer pour se sentir mieux dans son corps, un thème également abordé par le colloque ?
R: Nous pourrions voir tout instant de nos vies comme sacré. A tout instant, nos sentiments nous connectent au monde, pouvons-nous les accueillir comme tels ? Une part de nous pourrait les observer et les accueillir, et leur permettre de se conjuguer harmonieusement avec nos désirs, nos projets et nos valeurs. Mon premier soutien dans cette recherche est l’Ecoute Mutuelle que j’enseigne et pratique au quotidien. J’écoute les gens en les encourageant à vivre leurs vulnérabilités dans un cadre sécurisé. Puis on inverse les rôles, je trouve dans leur accueil la force de grandir. L’étude des textes, les chants en commun, l’ouverture du cœur dans la prière, les rencontres autour des fêtes, les célébrations de mariage, deuil, entrée dans l’âge adulte proposés par les traditions spirituelles sont également de bons points d’appui. On y ouvre son cœur à quelque chose de plus grand qui nous accueille. On se reconnecte au meilleur de nous-mêmes et à l’espoir de pouvoir faire du bien dans le monde.
Q: L’amour et la paix sont au cœur des grandes religions. Or ce colloque est programmé à un moment où deux guerres font des ravages aux frontières orientales de l’Europe…
R: C’est pourquoi je me réjouis particulièrement de cet événement de rencontre. Dans le contexte actuel, plus que jamais, il faut couper la chaîne de la violence. Refuser la division. Prendre soin de notre santé mentale pour la mettre au service des personnes touchées directement, comme le font par exemple les Guerrières de la Paix. Ouvrir nos portes aux réfugié.es. Ouvrir les possibles comme le dit Heinz von Foerster. Il faut tout faire pour renforcer la longue chaine de paix que nous formons ensemble.
Merci Rabbin pour cet entretien, vos mots et vos explications qui éclairent toujours ma réflexion personnelle